Entre France et Italie était son
royaume, et toi le Mont Pourri tu étais son sommet préféré.
Pourquoi toi, il avait dû me le raconter lors d'une de ces soirées
que l'on passait après les descentes en skis ou au retour d'une
randonnée, allongés près du feu qui crépitait dans la cheminée.
Peut-être à cause de ton nom peu flatteur, tandis que tu es le
second sommet de la Vanoise, dont la beauté mérite le détour.
L'hiver, il passait ses journées sur
le haut des pistes, dans un de ces chalets avec une croix rouge, près
à intervenir en cas d'accident. Parfois, lorsque le temps le
permettait, on se retrouvait pour manger près des bergeries que l'on
devinait à peine sous la neige. Chaque jour, en fin d'après-midi,
je montais vers son « bureau » et ensemble nous assurions
la fermeture des pistes.
L'été, c'était dans les alpages au
milieu de son troupeau de Tarines, qu'elles étaient belles avec
leurs yeux maquillés.
J'étais encore au pays des rêves,
lorsque sans bruit, il partait dans les alpages pour la première
traite. A son retour, il me préparait un délicieux petit déjeuner
avec ce lait tout chaud que venaient de lui donner ses vaches, et ce
bon pain, dont lui seul avait la recette. Puis c'était la
préparation des sacs pour les randonnées. De quoi se nourrir et
boire, de la crème solaire du baume à lèvre, pour moi, lui, il y a
longtemps qu'il n'en avait plus besoin, vivant dehors 12 mois sur 12,
lunettes de soleil, casquettes, gants, bonnets. Il prenait toujours
son piolet, une corde, des anneaux, la trousse médicale et un talkie
walkie, les téléphones portables n'existaient pas encore.
Malgré sa connaissance de la montagne
et même par grand beau temps, il prévenait toujours quelqu'un de
notre destination. Il connaissait le nom de chaque monts et aiguilles
qui nous entouraient, chaque nom de fleurs. Il savait trouver le
chamois, je crois que depuis j'en ai jamais revu. Durant ces cinq
années de notre complicité, je ne saurais dire combien de lieux
magnifiques, j'ai découvert grâce à lui. Le seul impératif,
était d'être de retour pour la traite de fin de journée, parfois,
il confiait cette mission à un autre berger, lorsque nos
crapahutages, nous imposaient de passer une nuit en refuge.
Il était plus qu'un ami, mais il a
su attendre que je devienne une adulte, pour que cet amour qui nous
liait, ne soit plus platonique. Mon bac en poche, j'ai commencé à
travailler à Paris, et je n'ai pas pu monter dans ses montagnes cet
hiver là. L'été n'ayant eu qu'une semaine de vacances, je suis
descendue chez amatxi. Il devait m'y rejoindre, car en Euskadi, il y
a aussi de beaux sommets à découvrir et en plus il y a l'océan.
Mais une catastrophe venait d'arriver, qui allait changer le cours de
sa vie, de notre vie. Un incendie avait ravagé la ferme et son
troupeau avait périt. Lorsque j'ai pu , le rejoindre, il semblait
serein, comme si rien n'avait changé. Il avait transformé ma
chambre en bureau, dorénavant nous partagions la même couette.
J'avais le projet de trouver du travail dans la station, maintenant
que j'avais de l'expérience. Lorsque je lui en ai parlé, il m'a dit
qu'il allait reprendre ses études de médecines, qu'il avait
abandonné, au décès de son père pour s'occuper de ses vaches.
Qu'il fallait peut-être mieux, que je reste à Paris en attendant
qu'il ai son diplôme et savoir où il exercerait.
La dernière fois qu'il m'a accompagné
à la gare, il n'a pas pu me laisser à Bourg Saint Maurice, j'ai
bien cru, qu'il allait m'amener jusqu'à Paris. Mais mon montagnard,
loin de ses sommets, ce n'était guère imaginable. A Chambéry nous
nous sommes séparés. Quelques jours après, j'ai reçu une lettre
venant de lui. Il ne m'avait jamais dit « je t'aime »,
ce n'était pas son genre. Dans cette lettre, il exprimait les
sentiments très forts qu'il avait pour moi. Qu'il ne supporterait
pas, si un jour je m'éloignais de lui, et c'est la raison pour
laquelle, il avait pris la décision de partir avec une association
humanitaire pour plusieurs mois, deux ans au maximum. Ainsi à son
retour, je ne serais plus une jeune fille, j'aurais murie, et que je
prendrais conscience, si j'étais vraiment prête à m'enterrer en
pleine nature avec un vieux berger sans troupeau.
Il a attrapé une grave pathologie,
dans un de ces pays où il manque de tout. Un avion sanitaire était
prêt à décoller avec lui à son bord, mais au moment où il devait
embarquer, une femme est arrivée avec son enfant, qui devait subir
une intervention chirurgicale dans les plus brefs délais, sinon ses
jours étaient comptés. Il a laissé sa place à cet enfant, malgré
la protestations de ses collègues qui lui disaient qu'il serait plus
utile guéri que malade, Mais c'est qu'il était têtu, mon homme des
montagnes, il a donc attendu le prochain vol sanitaire. S'il a été
conscient au décollage, à l'atterrissage il n'était plus là, il
avait rejoint les anges.
Ce soir le Mont Pourri, son sommet
préféré, me regarde, lui qui se montre rarement, comme s'il me
demandait pourquoi ne poses-tu pas tes valises ici, près de moi, de
lui. C'est vrai que tu es beau et que j'ai vécu de merveilleux
moments, sous ton œil attentif, que ma vie serait sûrement
meilleure que dans la région parisienne, mais ce qui est possible
grâce à l'amour, ne l'ai pas quand il est absent. Si ma destinée
était de vivre dans les montagnes, mon berger serait revenu. Et
l'appel de l' Océan est si fort que même toi du haut de tes 3779
mètres, et tes neiges éternelles ne pourront rien y faire. Il y a
trente deux ans, il m'avait donné deux ans pour devenir une femme,
aujourd'hui, je te le dis à toi, sa montagne, je me donne deux ans
pour concrétiser mon projet et vivre auprès de ton grand rival l'
Océan Atlantique.